NGUYÊN HUY THIÊP

NGUYÊN HUY THIÊP



C’est Nguyễn Huy Thiệp qui, avec sa nouvelle Un général à la retraite, marque le début d’une véritable révolution de la littérature, au Vietnam. « Son livre jugé le plus révoltant est peut-être aussi celui où resplendit son talent d’observateur du monde actuel. Un général à la retraite, publié en 1986, suscita l’admiration et fit scandale en dépeignant une famille vietnamienne dont la mère n’a plus toute sa tête, dont le père, à la retraite, repart au front au moment du conflit avec la Chine en 1979, dont le fils est le témoin impuissant de la déliquescence de sa tribu, pendant que la bru s’arrange avec sa conscience en traficotant. Nguyên Huy Thiêp va très loin dans l’exploration de la face cachée et des soubresauts de la société qu’il connait », écrit Linda Lê.

Nguyễn Huy Thiệp est suivi par Bảo Ninh, Dương Thu Hương, le poète Dư Thị Hoàn ou Phạm Thị Hoài. En décembre 1986, le Vietnam vit à l’heure du Doï Moï (Renouveau) : le Parti communiste décide, lors de son VIème congrès d’initier une politique de libéralisation économique. L’étau se desserre, sous les auspices de la perestroïka vietnamienne. Jusqu’alors, l’individu doit s’effacer au profit de l’effort collectif de construction du socialisme et de la résistance patriotique. « Avant 1986 et la vague de libéralisation, dit Nguyễn Huy Thiệp les Vietnamiens vivaient comme des animaux enfermés dans une étable et qui attendaient d’être nourris par leurs maîtres. Maintenant, ils peuvent brouter autour de l’étable. » L’individu opprimé par la colonisation française est une figure marquante de la littérature. À partir de 1986, le Renouveau permet à de nombreux auteurs de publier des textes à contre-courant de l’idéalisme révolutionnaire, mis en avant pendant la période de la guerre. C’est le retour en force de l’individu. Les écrivains et poètes passent de la littérature de guerre, réaliste, à celle, plus intimiste et plus critique, de la destinée humaine, aux valeurs universelles, au questionnement et au dialogue avec la réalité. Une nouvelle génération d’intellectuels prend son essor. À côté du novelliste Nguyễn Huy Thiệp, Dương Thu Hương (née en 1947) écrit : « Là-bas, la terre, les hommes sont encore imbibés de la violence de ce siècle. Dans cette argile douloureuse, certains, obstinément, cherchent à moduler une silhouette, un visage, celui de la mémoire assumée, dépassée, celui de l’avenir, celui de l’humain. »

Dương Thu Hương devient, après Nguyễn Huy Thiệp, la figure la plus populaire de la renaissance littéraire du pays : Au-delà des illusions (éd. Picquier, 2001), récit d’un double désenchantement, amoureux et politique, publié en 1987 et vendu à plus de 100.000 exemplaires, s’impose comme le livre de chevet (à la fois critique du régime communiste vietnamien et histoire d’amour) de toute une génération. Vingt ans plus tôt, en pleine Guerre du Vietnam, la romancière, fervente patriote, menait au front une troupe d’artistes chargés selon leur slogan de « chanter plus fort que les bombes ». Les romans de Dương Thu Hương reflètent la vie sociale dans le Vietnam de la période post-guerre, et sont un appel à la démocratisation. À la langue de bois de la bureaucratie d’État, Dương Thu Hương oppose dans son œuvre une parole sans fioritures, à la fois directe et évocatrice : la gouaille du petit peuple vietnamien, riche en images et en dictons savoureux. Ses ennuis avec le régime commencent lorsqu’elle publie en 1988 Les paradis aveugle (éditions des Femmes, 1992), premier roman à aborder de front la période sombre et sanglante de la réforme agraire des années 1950. En parallèle, la romancière multiplie les articles de presse et les conférences pour réclamer l’abolition de la dictature du prolétariat et la mise en place d’une démocratie au Vietnam. Expulsée du Parti communiste, puis, de l’Union des écrivains vietnamiens en 1990, elle est emprisonnée sans procès en avril 1991 pendant huit mois. Depuis 2006, elle vit en France. En 2009 paraît Au Zénith (Sabine Wespieser, 2009), grand roman de désillusion politique que beaucoup considèrent comme son chef d’œuvre, dominé par la figure mélancolique de Hô Chi Minh, « Président broyé par la machine de pouvoir qu’il a contribué à édifier. »

Bảo Ninh (né en 1952), s’engage à 17 ans au sein de la 27eBrigade Glorieuse de la Jeunesse (de 1969 jusqu’en 1975). Il fait partie des dix soldats survivants (sur 500 hommes) de cette brigade. Les pertes humaines étaient immenses : « Lutter contre les Américains, c’était l’homme contre l’acier. » En 1991, Bảo Ninh publie Le Chagrin de la guerre (éd. Picquier, 2011), un roman consacré à l’histoire d’un soldat nord-vietnamien qui, après son retour de la guerre du Vietnam, relate la perte de son innocence, son amour et ses sentiments envers son pays : « La paix est un arbre qui se nourrit seulement du sang et des os des camarades tombés au combat. Ceux laissés derrière, sur les champs de bataille couverts par l’appel désespéré des âmes errantes, étaient les êtres les plus honorables. Sans eux, il n’y aurait pas de paix. » Le Chagrin de la guerre connait un énorme succès au Vietnam et en dehors du pays. Bảo Ninh, qui vit pauvrement, avec sa femme institutrice et son fils, dans un minuscule deux-pièces à Thanh-Cong, une banlieue triste de Hanoï faite de petites HLM, écrit : « Dans cette sorte de paix, il semble que les gens se sont démasqués et ont révélé leurs véritables, leurs horribles identités. Tant de sang, tant de sacrifices pour quoi ? » Son roman est proscrit par le pouvoir vietnamien.

Le premier roman de Phạm Thị Hoài (née en 1960), La Messagère de cristal (éd. des Femmes, 1991), publié en 1991 est aussitôt interdit. Il est néanmoins traduit en six langues et a reçu un prix littéraire allemand récompensant le meilleur roman étranger en 1993. Elle partage aujourd’hui son temps entre Hanoï et Berlin. Phạm Thị Hoài dit : « Je refuse tout uniforme. Ils sont toujours trop étroits ou trop larges pour moi. Qu’on me laisse nue, avec ce corps flétri qui, très tôt, s’est arrêté de grandir… Les années ont passé, je suis restée fidèle à ma classification des hommes. Il n’y a jamais eu que deux espèces : ceux qui sont capables de tendresse et ceux qui ne le sont pas. »

Pour la moitié de près de soixante-treize millions de Vietnamiens, qui sont nés après 1975, la guerre appartient surtout à l'histoire. Les jeunes se laissent happer par l’air du temps, par ce qui est nouveau, ce que l’ouverture sur le reste du monde peut déjà leur suggérer. La quête du bol d’oxygène. Mais, pour ceux qui ont la quarantaine et plus, pour ces « générations qui ont porté tout le fardeau de la guerre, dit Bảo Ninh, il faut s'accommoder, autant que faire se peut, du passé, des cauchemars, des fantômes, des rêves brisés, des âmes errantes, de la jeunesse perdue, avant le chagrin de la guerre. » La génération de Bảo Ninh et Dương Thu Hương était désenchantée, « la génération suivante, elle, n’a plus aucune illusion et vit sans aucun repère, sans aucun idéal. Elle découvre brusquement que le Vietnam n’est pas unique, que ce n’est qu’un pays parmi d’autres, perdu dans le vaste monde. La question est de savoir comment figurer dans la nouvelle configuration du monde ? », interroge Doan Cam Thi (in Les Lettres Françaises n° 147, 2017).

La figure de proue de la Renaissance littéraire, Nguyễn Huy Thiệp, le plus grand écrivain vietnamien contemporain, est né le 29 avril 1950, à Hanoï, pendant la guerre d’Indochine : « J’avais seulement quelques jours quand ma mère a dû me prendre dans un panier sur son dos pour fuir les bombes françaises. » Nguyễn Huy Thiệp accomplit ses études d’historien à l’université de Hanoï pendant la guerre du Vietnam. Par la suite, il enseigne durant dix ans dans la région montagneuse du Nord Vietnam. Il écrit, publie, la renommée vient assez vite et les ennuis avec le pouvoir, aussi. À Hanoï, assigné à résidence, il ouvre un restaurant. Il sculpte, peint sur faïence et, surtout, il écrit. Son genre de prédilection, c’est la nouvelle, mais il a aussi à son actif des pièces de théâtre et un roman publié en 2005 À nos vingt ans.

Lorsque Nguyễn Huy Thiệp meurt à Hanoï, le 20 mars 2021, à 71 ans, Linda Lê, grande romancière française d’origine vietnamienne (elle-même décédée du cancer le 9 mai 2022, à 58 ans) écrit (in en-attendant-nadeau.fr, 2021) : « Comment rester indifférent à cette voix venue d’ailleurs, à ce regard acéré posé sur la société vietnamienne telle qu’elle s’offrait au lendemain de la guerre américaine, à ce génie qui éclate dans des nouvelles historiques rappelant à ses lecteurs les insurrections d’autrefois, la réunification de son pays, les combats du roi Gia Long, qui personnifiait la libération de l’emprise chinoise et l’ouverture vers l’Occident (pour ne pas dire les accommodements avec la France) ?

Nguyên Huy Thiêp avait ressuscité un Vietnam où Nguyên Du, le poète national, auteur de Kim Van Kiêu, apparaissait sous un mauvais jour dans son rôle de sous-préfet. Ces audaces lui avaient valu, dès les années 1980, d’être mal vu aussi bien du cercle intellectuel (l’enthousiasme du début s’était vite évanoui) que du pouvoir, le régime du parti unique tolérant mal les descriptions sans complaisance du nouveau Vietnam où régnaient le cynisme, la corruption et la rapacité. Ce qui toutefois donne le frisson dans les récits de Nguyên Huy Thiêp, c’est sa façon de ne jamais porter de jugement, de se rappeler toujours que « le travail de l’écrivain est d’éveiller les consciences, d’en être le contrepoint ».

La littérature de Nguyên Huy Thiêp n’a rien de désincarné. S’il cherchait, par les mots, une voie vers l’insubordination, il excellait aussi dans l’art de provoquer chez ses lecteurs des secousses intimes. Ici, il raconte la lutte d’un boat people, dont l’embarcation fait naufrage et qui se voit condamné à attacher trois cadavres ensemble pour s’en servir comme bouée (Des chansons). Là, c’est une adolescente de seize ans qui assassine son père à coups de hache avant de s’en prendre à ses trois frères et sœurs (Crimes, amour et châtiment), ailleurs, des fantômes sévissent, des vengeances d’outre-tombe s’exercent, ailleurs encore un jeune homme et une jeune fille d’une minorité montagnarde s’éprennent violemment l’un de l’autre, mais la fable de ce Conte d’amour un soir de pluie tient en quelques mots : l’amour est un « génie malfaisant »… Qu’il parlât de l’amour de la patrie, de la nostalgie de la campagne ou des intrigues de cour ou bien encore de la poésie, Nguyên Huy Thiêp se révélait un iconoclaste qui sonnait le tocsin, un écrivain à l’œil de lynx, un dissecteur qui tranchait dans le vif des compromis, un artiste au plus près de la réalité qui se riait du réalisme socialiste, un conteur ni d’avant-garde ni d’arrière-garde et qui n’était pas prophète en son pays. La disparition de Nguyên Huy Thiêp est celle d’un contestataire qui a fait de sa littérature une sédition. »

Karel HADEK

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire (en français) : Un général à la retraite (L’Aube, 1990), Le Cœur du tigre (L’Aube, 1995), Les démons vivent parmi nous, théâtre (L’Aube, 1996), La Vengeance du loup (L’Aube, 1997), Conte d'amour un soir de pluie (L’Aube, 1999), L’Or et le Feu (L’Aube, 2002), Une petite source douce et tranquille suivi de Les démons vivent parmi nous, (L’Aube, 2002), À nos vingt ans, roman (L’Aube, 2005), Mon oncle Hoat (L’Aube, 2008), Mademoiselle Sinh et autres nouvelles (L’Aube, 2010), Crimes, amour et châtiment (L’Aube, 2021).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Yusef KOMUNYAKAA & les poètes vietnamiens de la Guerre du Vietnam n° 56